Histoire du Judo.
LE JUDO « Voie de la souplesse »
Historique (Ju-jutsu, Jigoro Kano, Le Judo, Judo en France)
DES TECHNIQUES SECRETES DE JU-JUTSU…
L’instinct de conservation est une des forces universelles des êtres de la création. Chaque homme la possède à un degré plus ou moins développé ; c’est elle qui a donné naissance, au cours des siècles d’expériences, aux techniques individuelles, puis avec la constitution des sociétés, aux véritables méthodes de combat. Avant que le Judo ne se dégage de cette foule de méthodes, un premier tri avait été fait par les maîtres de Ju-Jutsu, méthodes de combats qui sont les ancêtres directs du Judo d’aujourd’hui et qui furent longtemps gardées jalousement secrètes par les diverses écoles (Ryu). Le vieux Ju-jutsu est l’art de la guerre le plus typique du Japon et on en trouve des traces sérieuses dans des documents du VIIIe siècle, tels le Kojiki (Recueil des choses anciennes) et le Nihon Shoki (Chronique du Japon). Mais ce n’est qu’à partir du milieu de l’époque de Muromachi (1392-1573) que le Ju-jutsu prit de l’importance. Cette période sombre de l’histoire, époques des luttes féodales, de désordre et de chaos social, vit fleurir des dizaines d’écoles aussi fermées les unes que les autres et dont seuls les noms sont parvenus jusqu’à nous : Yawara, Koshi-no-mawari, Hobaku, Kogusoku, Kenpo, Tai-jutsu, Wa-jutsu etc. Le répertoire technique ne devait pas être alors très élaboré et dérivait pour l’essentiel des anciennes techniques de sumo. Ces méthodes de combats consistaient d’ailleurs à triompher d’un adversaire armé ou non, que se soit avec ou sans armes. Le vieux Ju-jutsu incluait donc également des techniques d’armes. L’école la plus représentative de ce temps, et qui a survécu, est Takenouchi-ryu, fondée en 1532, par un fils de Daimio (gouverneur féodal) après un temps d’ascèse dans la montagne à l’issue duquel l’art du combat avec et sans armes lui fut révélé, dit-on, par les Tengu (génies de la montagne). Mais c’est surtout pendant la période d’Edo (1615-1868) que le Ju-jutsu prit son essor véritable ; ce fut une époque de paix et de retour à l’ordre, voulue par l’empereur, et les Samouraï, désœuvrés, se mirent à fréquenter les Dojos pour remplacer les champs de batailles ; c’est en ce temps que les techniques s’affinèrent et s’imprégnèrent d’esprit. Le XVIIe siècle fut la grande ère du Ju-jutsu : beaucoup d’experts, Samouraï (guerriers professionnels) ou maîtres d’armes, fondèrent des écoles portant leur nom, formèrent des élèves qui ouvraient leurs propres écoles. La rivalité était terrible, les défis nombreux et sanglants, les techniques primitives et souvent irrationnelles, vues d’un point de vue moderne. Mais les bases définitives de ce qui allait devenir le Judo étaient déjà jetées.
Parmi les dizaines de styles plus ou moins individualisés, trois écoles apparurent comme d’authentiques systèmes « pensés », à l’origine directe du futur Judo.
L’école Yoshin-ryu
C’est « l’école du cœur de saule » (Yo = saule, Shin = esprit, Ryu = école) et une très belle histoire marque son origine. La légende rapporte que ce fut un médecin de Nagasaki, Shirobei Akiyama, qui eut l’éclair de génie d’où sera issue toute la théorie de base du Ju-jitsu, donc du Judo. Ce médecin n’avait pas trouvé de réponse satisfaisante aux questions qu’il continuait à se poser au sujet de plusieurs méthodes de combat qu’il avait étudié en Chine. Il s’était retiré dans un temple pour y méditer longuement. C’est là que, après 100 jours de contemplation intérieure, il eut soudain l’illumination, lorsqu’il vit ployer sous le poids de la neige une branche de saule et lorsque, toujours sans résister, elle finit par laisser glisser les flocons accumulés et se détendit, à nouveau libérée. Cette défense naturelle et si souple d’un arbre pourtant si frêle l’impressionna au point qu’il en fit la base de sa propre méthode de Ju-jitsu. C’est là l’origine fort poétique du Yoshin-ryu, au XVIIè siècle. Il faut dire aussi qu’à la même époque apparurent au Japon des experts chinois apportant avec eux des techniques de Kung-fu (ou Chuan-fa : boxe chinoise) dans lesquelles figuraient déjà ce type de prise de conscience de l’utilisation rationnelle de principes physiques élémentaires. L’histoire de Shirobei Akiyama n’est probablement que la version japonaise pour attribuer au pays du Soleil Levant la paternité du premier Ju-jitsu codifié. Mais elle fait pour la première fois état de manière éclatante du principe de la souplesse, qui sera repris deux siècles plus tard par le Judo.
L’école Kito-ryu
Elle remonte également à ce XVIIe siècle, si fertile en créations dans ce domaine, et ses racines sont également chinoises. Les spécificités de cette école résident d’une part dans les techniques corps à corps (avec adversaire alourdis par leurs armures : Yoroi-kumi-uchi) et d’autre part dans la notion de Wa (harmonie), c'est-à-dire dans la volonté de s’adapter au terrain comme à l’adversaire, de faire corps avec lui pour mieux le maîtriser.
L’école Tenjin-Shinyo-ryu
Cette école du XVIIIe siècle est en fait déjà une habile combinaison entre Yoshin-ryu et d’un autre style, le Shin-no-shindo, réalisé par Iso Mataemon. Son école sera vite célèbre par ses Atemi (coups frappés sur les points vitaux de l’adversaire, principe du Kempo puis du Karaté), ses étranglements et ses immobilisations. Le fondateur codifia très exactement 124 techniques après une vie errante passée à visiter de nombreuses écoles et lancer des défis aux champions locaux, sans jamais, dit-on, perdre un combat. La synthèse d’Iso Mataemon, combattant redoutable doublé d’un théoricien remarquable, fut la base directe de la recherche du père du Judo actuel : Jigoro Kano y trouva les premières classifications de techniques de Osae-waza (immobilisations), de Shime-waza (étranglements) et de Atemi-waza (coups frappés).
Quantité d’autres écoles de Ju-jutsu fleurirent et se développèrent. Tout Samouraï devait en avoir de sérieuses notions, sinon en être toujours expert, car il se concentrait davantage encore sur les techniques de maniement d’armes. La rivalité était terrible, les défis nombreux et sanglants, mais les techniques encore primitives et, à quelques écoles près, souvent irrationnelles, vues d’un point de vue actuel. On les enseignait en secret, en prenant soin de ne dévoiler les secrets d’efficacité réelle qu’à des disciples triés sur le volet, par voie orale. Les documents écrits, que le maître laissait à sa mort à son successeur officiel, n’apparurent qu’au XIXe siècle. D’où les modifications, apports ou oublis, qui sont apparues dans les styles de Ju-jitsu au cours du temps.
Quand à l’esprit des techniques, on en parle également déjà dans les archives de maintes anciennes écoles de Ju-jutsu, où l’on recherchait plus l’élévation humaine que le combat réel. L’école Jikishin-ryu, et quelques autres, avaient adopté le mot de « ju-do » avant que cette appellation ne devienne populaire. On y trouve « do » qui rappelle « la voie » de la perfection, et « ju » principe de la « souplesse » aussi bien physique que mentale, dont il est déjà question dans la pensée chinoise de l’E-hui, qui ramène le monde à un équilibre permanent entre le yang (principe positif) et le yin (principe négatif), ou entre le « go » (le dur) et le « ju » (souple). L’école Shibukawa interprétait le « Ju » dans un sens un peu différent mais également révélateur de ses préoccupations spirituelles : « ju » provenait de « jujun » qui signifie « obéissance », dans le sens de « non-résistance », de l’harmonie parfaite de notre action avec celle de l’adversaire.
1868 fut une année terrible pour les arts martiaux (restauration de l'empereur Meiji) car le Japon s'ouvrait à toutes les influences étrangères et rejetait ses propres traditions. Les arts du budo perdirent tout prestige dans leur propre pays, supplantés par la vague de modernisme, et beaucoup d'écoles de ju-jutsu disparurent. Les derniers maîtres survécurent difficilement, totalement abandonnés.
Ce fut en ces temps difficiles que grandit Jigoro Kano. Son rôle ne se borna pas seulement à réaliser une synthèse cohérente des vieilles techniques oubliées de ju-jutsu ; il posa définitivement l'idée que les possibilités de l'art martial dépassaient largement le plan physique et que ce qu'il appelait alors « judo » (le suffixe « do », la voie remplaçant définitivement celui de « jutsu », la technique) pouvait être un fantastique moyen de développement moral pour l'individu d'abord, pour la société tout entière ensuite. C'est cet idéal élevé qui sauvera le vieil art martial de l'oubli.
…AU JUDO EDUCATIF DE L’INSTITUT DU KODOKAN
Le père du Judo naquit en 1860. De santé fragile, il décida
de faire du sport. C’est tout naturellement qu’il se tourna alors,
dans la grande vague moderniste, vers la gymnastique et le
base-ball, importés de l’étranger. La grande décision de sa vie
sera cependant de pousser un jour les portes d’un Dojo de
Ju-jitsu, qui avait survécu. A 17 ans, entré à l’Université de Tokyo, il décide d’étudier le style Tenjin-Shinyo-ryu, alors enseigné par le maître Fukuda Hachinosuke, ancien disciple de Isa Mataemon, fondateur de l’école. C’est l’étonnement, puis la passion. Il progresse vite, car maître Fukuda n’a plus que très peu d’élèves. Le jeune Kano remonte dans le passé à l’heure où la jeunesse japonaise ne s’intéresse plus qu’au moderne. En 1879, le maître Fukuda meurt, et son fils également âgé disparaît peu après. Une première page est tournée pour Kano qui, sans abandonner ses études, se met à la recherche d’un autre professeur. De Tenjin-Shinjo-ryu, il aura appris la technique des coups frappés (Ate-waza) et celle des immobilisations au sol (Katame-waza). De Kito-ryu, qu’il va rejoindre en 1881, l’année où il obtient sa licence de lettres, il va retenir la science des projections (Nage-waza). Sous la direction du maître likubo Tsunetoshi il découvre une orientation nouvelle d’un Ju-jitsu apparaissant davantage comme un art, ainsi qu’un précepte qu’il fera sien : « minimum d’énergie, maximum d’efficacité ». Désormais sa route était tracée. La soif de connaissance dévorait le jeune homme qui se mit à fréquenter les bouquinistes, où il découvrit manuscrits et documents anciens qui n’intéressaient plus personne, et qui lui dévoilèrent les secrets d’autres écoles de Ju-jitsu, tels que Sekiguchi-ryu et Seigo-ryu. En 1882 sa synthèse personnelle prit forme. Elle fut techniquement cohérente, puisant ses racines dans ce qui s’était fait de mieux autrefois, dans des écoles désormais oubliées de tous, mais, surtout, il entrevit que les possibilités d’un art martial étaient bien au-delà du physique, et qu’en tant qu’école de maîtrise de soi celui-ci pouvait être un moyen d’élévation humaine, un levier pour le développement moral de l’individu comme pour la société tout entière.
Kano appellera sa synthèse Judo. Il n’avait pas été le premier à y penser, puisque Jikishin-ryu, notamment, avait déjà adopté le terme pour sa propre méthode de Ju-jitsu. Mais Jigoro Kano de part le rang qu’il occupera dans la société, de par son talent pédagogique et sa passion communicative, aura la force d’impact nécessaire à la popularisation de l’appellation, qui recouvre une idée généreuse et un idéal élevé. En remplaçant Jitsu par Do, il donne une toute autre dimension à un vieil art martial et le sauve de l’oubli. Le Judo du Kodokan (c'est-à-dire le Judo de « l’Institut du Grand Principe » ou « de l’endroit où étudier la voie ») est crée en février 1882, dans l’inattention, bien entendu, générale. La première salle d’entraînement fut installée dans l’enceinte du temple Eishoji (Kita Inaricho, Shitaya-ku) à Tokyo et Kano avait alors neuf élèves, évoluant sur les douze premiers Tatamis (nattes couvrant le sol). Le Kodokan déménagea plusieurs fois, gagna des disciples, fit ses premières rencontres avec d’autres styles de Ju-jitsu, jaloux de l’ampleur qu’était en train de prendre l’entreprise de Jigoro Kano. Surtout que ces disciples de cette époques héroïque, tout aussi passionnés que lui, ainsi Tomita Tsunejiro et Shiro Saigo, étaient réputés combattants dangereux.
Parallèlement, la technique du maître évolua : celui-ci incorpora de nouvelles techniques, parfois découvertes par ses disciples (ainsi Shiro Saigo découvrit un jour en plein combat la projection « Yama-arashi » qui fut reprise dans le répertoire de Kano), en peaufina d’autres à la lueur des premières expériences sur le terrain, arriva à la maturité de son système autour de 1885. Le nouveau Judo fut débarrassé de l’esprit féodal des anciennes écoles de Jiu-jitsu, fut codifié scientifiquement (ainsi fut mis au point le Gokyo : les techniques de projection, groupant 40 projections de base, sont réparties en cinq séries de huit mouvements, suivant « cinq principes ») et s’augmentera de procédés d’entraînement à caractère éducatif : ainsi la mise au point des Ukemi, technique de brise-chutes, pour éviter tout danger à l’entraînement. Dans le même ordre d’idées, Kano éliminera de sa méthode les prises dangereuses ou les coups frappés de l’ancien Jiu-jitsu pour ne retenir que ce qui était praticable en assaut sportif, non dangereux. L’essentiel du nouveau Judo fut constitué de projections et d’immobilisations.
Tel était le visage du nouveau Judo, Jigoro Kano le proposait moins au départ comme un moyen de défense personnelle, au même titre que n’importe quelle méthode classique de Jiu-jitsu, que comme un véhicule, à la fois physique et mental, pour permettre au pratiquant d’apprendre à faire le meilleur usage de son énergie dans tous les domaines de la vie, et un sport pouvant éduquer le corps et l’esprit de la jeunesse nippone et lui faire développer au plus haut point les qualités morales dont la notion, en pleine période de reconstruction, avait alors besoin. Kano implantera cette conception du Judo avec l’efficacité de l’homme capable d’occuper, dans sa vie professionnelle, de nombreux postes à responsabilité tel celui de conseiller puis secrétaire du ministre de l’Education Nationale, ou celui de professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Tokyo.
Ce fut entre 1886 et 1889, au dojo du Fujimi-Cho, à Tokyo, que la suprématie du judo de Kano allait s’imposer d’une manière définitive après un grand tournoi, gagné de manière éclatante, sur des combattants sélectionnés par l’école rivale Yoshin-ryu-ju-jutsu. Shiro Saigo, avec son « Yama-Arashi », fut le héros de la rencontre et le Judo écrivit ce jour là des pages d’une histoire qui est aujourd’hui connue dans le monde entier. Ses neuf premiers élèves de 1882 devinrent 100 en 1886, 600 en 1889…
En 1896, on institua officiellement le shochu-geiko, c'est-à-dire « l’entraînement d’été », la contrepartie humide et chaude de « l’entraînement d’hiver », pratique déjà bien installée.
Pendant cette année, Kano donna régulièrement des conférences sur les Trois Piliers du Judo que l’on peut résumer comme suit :
1-« Le Judo comme éducation physique. »
Kano enseignait que le but de l’éducation physique est de rendre le corps « fort, utile et sain ». De plus, l’éducation physique doit développer tous les muscles du corps de façon harmonieuse. Il est lamentable, expliquait Kano, que la plupart des sports ne développent que certains groupes musculaires en négligeant les autres. Il en résulte un déséquilibre physique. Kano inventa pour les adeptes du Judo une série spéciale d’exercices d’échauffement qui fait travailler le corps entier. Par ailleurs, l’entraînement courant repose aussi sur la pratique des kata et du randori. L’étude des kata fait travailler le côté droit autant que le côté gauche tout en inculquant les principes fondamentaux de l’attaque et de la défense. Le randori est un entraînement libre. Dans les deux cas, tous les mouvements doivent être exécutés selon le principe de seiryoku zen’yo, « l’usage de la force au maximum de son efficacité ».
2-« Le Judo comme sport. »
Le randori est la base du Judo de compétition, c’est l’élément sportif dans le système de Kano. Tous les mouvements pouvant provoquer la mort y sont interdits. Les deux adversaires ne doivent chercher à obtenir une victoire nette que par une technique efficace, par l’usage de leur énergie au maximum de son efficacité et par un bon synchronisme. Le randori permet, en outre, de tester les progrès réalisés car il donne à l’étudiant des éléments objectifs pour juger de son niveau dans la confrontation avec un partenaire. Même si le randori est important, il est clair pour Kano que la compétition n’est qu’un aspect du système du Judo Kodokan et qu’il ne faut pas la surévaluer.
3-« Le Judo comme apprentissage de l’éthique. »
Kano était persuadé que la pratique du judo rendrait plus vif, plus sûr de soi, plus résolu et plus concentré. Le Judo est aussi considéré comme un cadre d’apprentissage de cet autre principe essentiel de Kano : jita kyoei, « entraide et prospérité mutuelles ». Si l’on appliquait dans la société les principes du Judo – l’assiduité, la souplesse, l’économie, les bonnes manières et une conduite morale – tout le monde en tirerait un grand profit.
Dans ses conférences, Kano insistait aussi sur la mise en pratique dans la vie quotidienne des Cinq Principes du Judo :
1. « Observation attentive de soi-même et de sa situation, observation attentive des autres et de l’environnement dans son ensemble. »
2. « Prendre l’initiative dans tout ce que l’on entreprend. »
3. « Examiner tout et agir résolument. »
4. « Savoir quand s’arrêter. »
5. « Garder le juste milieu entre l’exaltation et la dépression, l’épuisement et la paresse, la témérité et la lâcheté. »
Les Kata du Judo du Kodokan
Kano Jigoro fit également en sorte que les principales techniques de son Judo, comme celles du vieux Ju-jutsu même non praticables en assaut sportif soient regroupées dans une sorte de « mémoire » centrale, constituée par les Kata, et qui pourrait être transmise dans leurs formes d’origine aux générations suivantes. Ce fut en 1908 au Butokukai, devant plusieurs dizaines d’experts en arts martiaux, notamment de la police, que Kano présenta publiquement les deux premiers kata (Nage-no-kata, et Katame-no-kata) tels qu’il les avait codifiés à l’usage de son Institut Kodokan. Ils devinrent les Kata dits « de Randori » (Randori-no-kata), c'est-à-dire praticable en assaut sportif car sans danger, afin qu’ils soient bien distingués des Kata consacrés aux « formes de décision » pour le combat réel (ainsi le Kime-no-kata). Un grand séminaire réunit des experts du Judo du monde entier le 10 avril 1960, sous la présidence de Kano Risei, fils du fondateur, au Kodokan de Tokyo, pour standardiser les Kata. D’autres suivirent, pour harmoniser en rectifiant des détails. Mais les formes laissés par Kano Jigoro sont restés quasi inchangées. Par l’existence et la transmission de ces Kata, qui s’exécutent à deux, le Judo de Kano Jigoro reste, en sus, de son caractère sportif, une tradition vivante qui rejoint celle de tous les arts martiaux du Budo.
Les Kata classiques du Kodokan sont :
Le Nage-no-kata, la forme des projections.
Le Katame-no-kata, la forme des contrôles.
Le Kime-no-kata, la forme de décision.
Le Goshinjutsu-no-kata, la forme moderne de défense (1956).
Le Ju-no-kata, la forme de la souplesse.
Le Itsutsu-no-kata, la forme des 5 principes.
Le Koshiki-no-kata, la forme antique.
Le Seiryoku-zenyo-kokumin-taiiku-no-kata, la forme pour le développement physique (comprenant le Kime-shiki, forme de décision à l’usage des femmes) selon le principe du meilleur usage de l’énergie.
Le Joshi-Judo-goshinho, forme pour l’autodéfense des femmes qui n’à été créé au Kodokan qu’au début des années 1960.
Le Gonosen-no-kata, ou forme des contre-prises, qui est un Kata développé par le Dojo de l’Université de Waseda, et ne fait pas partie des formes classiques codifiés par l’Institut du Kodokan.
A partir de 1905, le nationalisme nippon reparut après l’écrasante victoire du Japon sur la Russie, la première d’un peuple jaune sur un peuple blanc. Le Judo profita de ce regain d’intérêt pour les traditions nationales. Il fut désormais enseigné dans les écoles et les universités mais le Kodokan (qui ouvrit une section féminine en 1923) n'en avait déjà plus l'exclusivité. Le Butokukai de Kyoto (Ecole nationale des arts martiaux) et le Kosen (qui pratiquaient davantage les techniques au sol) s’établirent en rivaux, opposèrent des combattants de valeur. Jigoro Kano restait cependant convaincu que son Judo était le meilleur, dans l’esprit et dans la forme. Il militera toute sa vie au cours de plusieurs voyages à travers l’Europe et les Etats-Unis. Dès 1928, après avoir assisté aux jeux Olympiques d’Amsterdam en tant que premier Japonais membre (depuis 1909) du Comité Olympique International, Kano Shihan (maître fondateur) conçut l’idée de faire admettre son Judo au J.O. Il défendit cette position lors de la réunion du Comité Olympique International en 1938 au Caire, mais mourut sur le bateau de retour (référence « Judo pratique » T.Inogai, R. Habersetzer, éditions amphora).
D’après Katsuma Higashi et Irving Hancock et le livre « le Jujitsu Kano ou de l’origine du Judo » (Budo éditions) ; en 1909, Kano fut nommé pour être le premier membre japonais du Comité Olympique International. Il plaida en faveur de Tokyo comme ville d’accueil des Jeux Olympiques de 1940, mais fut pris de scrupules à l’idée d’y inclure le Judo Kodokan en tant que discipline olympique. En effet, Kano était très troublé par l’importance grandissante accordée à la victoire dans le sport, et ne voulait pas que le judo devînt à cette occasion l’instrument du nationalisme. Il était favorable à l’existence de tournois internationaux ouverts à tous, mais ne souhaitait pas voir des nations s’opposer et établir ainsi une supériorité raciale. Le judo n’entra donc pas dans les Jeux avant 1964, c'est-à-dire bien après la mort de Kano.
Ce n’est pas la seule partie de son rêve qui resta inachevée. Kano Shihan avait un moment caressé un autre grand dessein, celui de réaliser au Kodokan la synthèse de tous les anciens Budo. C’est ainsi que, lorsque Morihei Ueshiba développa son Aikido à partir de l’ancien Daito-ryu-jiu-jutsu, il lui envoya ses meilleurs disciples pour compléter leur formation. C’est dans la même optique qu’il demanda à Gishin Funakoshi, le père du Karaté moderne, après sa démonstration de 1922 à Tokyo, de lui faire l’honneur d’une démonstration privée dans le cadre du Kodokan. Deux ans après, à titre réciproque, Kano se déplaça avec son disciple Nagaoka à Okinawa pour y faire une démonstration de Judo. Et il est bien connue que les deux maîtres se sont, depuis leur première rencontre, portés une estime réciproque. Mais il était trop tard pour une synthèse d’une telle envergure. D’autres maîtres avaient pris place dans le monde Budo, auquel la jeunesse japonaise s’intéressait désormais de plus en plus. Les grandes voies, Judo, Aikido, Karaté continueront à évoluer séparément, avec leurs propres maîtres. Jigoro Kano devait partager dans un monde où quelques trente ans auparavant, il avait été l’un des seuls à croire encore en un avenir des anciens arts martiaux de son pays. Et qu’il l’avait prouvé par un engagement total et exemplaire en faveur de sa « voie souple ».
Le Judogi de Jigoro Kano
JUDO EN FRANCE
A la mort de Kano Shihan, on pouvait recenser 85 000 « ceintures noires » de Judo. Celui-ci était devenu au Japon un phénomène de masse et il s’était déjà bien fait connaître à l’étranger. Jigoro Kano lui-même avait fait de nombreuses démonstrations au cours de ses voyages puis ses meilleurs élèves prirent la relève. Dès le début du siècle, le Judo avait éveillé l’intérêt en Amérique et en Europe. La première démonstration avait été donnée en France par Kano Shihan lui-même, en 1889 à… Marseille. Elle passa inaperçue. Trop tôt. En 1902 l’un des plus compétents élèves du Kodokan, Yoshiaki Yamashita, partit pour les Etats-Unis à la demande du président Théodore Roosevelt. A la même époque, un autre disciple, Mitsuyo Maeda, plantait à son tour les bases du Judo en Amérique du sud ainsi qu’en Amérique du Nord.
En Grande Bretagne s'ouvrirent de nombreuses salles au début du siècle, au rythme de la visite des experts japonais. Ces cours furent fréquentés par quelques Français, dont le célèbre lutteur Guy de Montgrilhard, dit Ré-Nié, qui ouvrit à son tour une salle à Paris en 1904. On trouva intérêt à ses démonstrations de Ju-jitsu jusqu’au jour où il succomba devant un imposant lutteur Russe. La seconde tentative d’implantation d’un Judo cette fois plus orthodoxe puisqu’étudié à la source même du Kodokan, fut due à l'enseigne de Vaisseau Le Prieur, mais de retour en France, il ne persévère pas au-delà de quelques démonstrations publiques. Nouveau départ manqué en 1924, avec Keishichi Ishiguro, du Kodokan, qui enseigne dans plusieurs dojos à Paris, mais ne laisse rien derrière lui. L’histoire du Judo français débute vraiment en 1933 lorsque Moshé Feldenkrais rencontre pour la première fois Jigoro Kano, venu donner des conférences. M. Feldenkrais étant l'un des animateurs du Ju-Jutsu-Club de France, à Paris, où l’on fera venir de Londres Kawaishi Mikinosuke, alors 4è dan.
Ce fut pour beaucoup une révélation. Personnalité dynamique,
fin psychologue, judoka efficace, M. Kawaishi exercera sur le
judo français une férule incontestée quoique ne plaisant pas à
tout le monde, en raison du caractère jugé trop autoritaire et
l'aspect dictatorial des méthodes du Shihan. M. Kawaishi
imposa sa méthode personnelle, codifiée suivant une
nomenclature jugée plus conforme à l'esprit occidentale ;
de plus, il créa des ceintures de couleurs, correspondant
aux grades intermédiaires entre le débutant et la ceinture noire, qui n'existaient pas dans le Judo japonais, et dont le succès fut incontestable.
Son action sur le judo français fut décisive et les premiers championnats de France purent se dérouler à la salle Wagram à Paris, le 31 mai 1943 devant 3000 spectateurs, qui virent la victoire de Jean de Herdt, alors 2ème dan. Lorsque le maître regagna le Japon en 1944, il laissa une cinquantaine de ceintures noires en France.
Il revint, 7ème dan, en 1948. Entre temps, les choses avaient beaucoup évolué et le développement du judo allait rapidement créer des affrontements dépassant la personnalité de M. Kawaishi. D'abord section de la Fédération Française de Lutte, le judo est enfin officiellement reconnu dans le cadre de la Fédération Française de Judo en 1947 (FFJ). Ce fut le judo "Fédéral". Mais, quelques mois plus tard se constituait le Collège des Ceintures Noires, organisme opposé au premier. C'est dans ce contexte tendu que M. Kawaishi revint. Il réussit à maintenir l'unité du judo français jusqu'en 1951-52, assisté de Shozo Awazu, 6ème dan, à partir de 1950.
La véritable brèche dans l'autorité du maître sera l'arrivée, en 1951, de Ishiro Abe au Shudokan de Toulouse. Ce fut cependant également l'année des premiers championnats d'Europe à Paris, où les judokas français raflèrent tous les titres, en équipe comme en individuels, et où Jean de Herdt reçut le 4ème Dan des mains de Kano Risei, fils du fondateur, Président de l'Union Internationale de Judo. Belle consécration du travail de M. Kawaishi.
Mais dans le midi, Ishiro Abe faisait découvrir un nouveau judo, tout de souplesse et de dynamisme. On parla de véritable révélation qui, forcément, ternit l'image de M. Kawaishi dont l'influence sur les affaires du judo français allait décliner rapidement.
En 1954 fut créée l'Union Fédérale Française d'Amateurs de Judo Kodokan (U.F.F.A.J.K.), s'opposant à la Fédération Française de Judo.
1956 fut l'année du premier championnat du monde à Tokyo et celle de la création de la FFJDA (Fédération Française de Judo et Disciplines Assimilées), à partir de la réunification de l'U.F.F.A.J.K. et de la F.F.J. Mais, dans le même temps, le Collège National des Ceintures Noires, animé par M. Jazarin, reprit son autonomie.
C’est l’époque où les organismes se multiplient, plus ou moins éphémères, nourris des passions des uns et des autres et où, à la faveur de tant d’animation, le Judo français développe ses effectifs de façon décisive. Rien n’arrêtera plus cette lame de fond. En 1957, sont créées trois catégories de poids aux Championnats de France (légers, moyens et lourds), ce qui débute une nouvelle querelle et provoque un nouveau schisme parmi les judokas français. En 1965 cependant deux nouvelles catégories de poids s'ajoutent, complétées en 1977 à sept catégories. (En 1961 le Judo japonais vascilla sérieusement après la victoire du Hollandais Geesink sur Soné, aux 3ème Championnats du Monde de Tokyo et on crut à la fin d’une époque). En 1971, un protocole d'accord est signé entre la FFJDA et le Collège des Ceintures Noires, la réunification devenant affective en 1974. Enfin, 1972 marque la reconnaissance définitive du judo comme discipline olympique.
Durant ces quinze années, les effectifs passaient de trente mille à deux cent soixante mille pratiquants. La progression était également qualitative puisqu'aux Jeux Olympiques de Munich, en 1972, la France s'adjugeait trois médailles de bronze (J-J Mounier, J-P Coche, et J-C Brondani), que Jean-Luc Rougé devint champion du monde à Vienne en 1975 et que Thierry Rey obtint l'or en super-légers aux championnats du monde en 1979 tandis que des médailles d'argent revenaient à Delvingt, à Tchoulloyan, à Sanchis et à Rougé. Le judo féminin est intégré aux Jeux Olympiques à partir des Jeux de Barcelone en 1992.
Ce n’était encore qu’un début : on compte 550 000 licenciés à la fin 2000, dont 80% de jeunes de moins de 19 ans, et parmi lesquels 40 000 ceintures noires…et l’éclatante victoire de David Douillet, déjà plusieurs fois champion du monde et une première fois médaillé olympique, aux Jeux Olympiques de Sydney en 2000 a été une nouvelle preuve de la vitalité actuelle du Judo en France.
Aujourd’hui en 2008/2009 on compte 534 015 licenciés Judo Ju-jitsu en France dont 31 695 ceintures noires masculins et 6438 ceintures noires féminines. La FFJDA se diversifie avec le Taïso et englobe le Kendo (5005 licenciés), le Naginata (168), le Jodo (448), l’Iaido (1701), le Kyudo (102), le sport chanbara (1095) soit au total 542 534 licenciés (référence FFJDA au 13/04/09).
JUDO POUR TOUS
Cependant, le Judo de compétition, spectaculaire puisque popularisé par les médias, n’intéresse qu’une partie des judokas. Le Kodokan de Tokyo, qui a intégré depuis 1958 un bâtiment moderne spécialement construit pour lui, dispose de plusieurs salles d’entraînement et de conférence ainsi des bureaux administratifs et des dortoirs pour des judokas qui continuent à y venir, du monde entier, pour y parfaire leur connaissance d’un Judo dont, quoique parfois haut gradé, ils n’ont pas pénétré toute la richesse. Il reste « la Mecque » du Judo, quoique d’autres Dojo soient également devenus célèbres dans le monde entier pour tenir des stages et séminaires internationaux de très haut niveau (ainsi l’Université de Tenri). Mais partout reste présente l’effigie de Kano Shihan, le père de ce que des dizaines de millions d’hommes et de femmes à travers le monde pratiquent avec la même passion.
Certes, le judo a changé depuis l'époque du petit dojo du temple Eisho-ji, mais cette mutation doit être considérée comme un enrichissement dans la mesure où, aujourd'hui, il peut s'adresser à tout le monde. Il coexiste en effet diverses formes de judo, à la base technique commune, quoique d'intensités et de finalités différentes. Et l'on peut passer de l'un à l'autre en fonction de son âge ou d'un centre d'intérêt qui est lui-même évolutif. C'est toute la vocation d'un art de vie, qui ne se satisfait pas d'être un révélateur momentané pour une mince élite sportive.
Pour les très jeunes pratiquants, l’initiation au Judo, à caractère ludique (en réalité un pré-judo), est une manière de découvrir son corps et de le préparer à une véritable pratique sportive. Au niveau de l’adolescent la pratique sera évidemment plus technique, avec découverte des aspects culturels sous-jacents, en même temps qu’école de caractère. Par la suite, adulte, le Judoka pourra poursuivre la pratique traditionnelle, sorte de Judo-détente, sport d’équilibre physique et mental, art de vivre, non particulièrement orienté vers la compétition ou la self-défense. Il pourra aussi se spécialiser dans l’une ou l’autre de ces directions. La compétition sportive exige un haut niveau de préparation et un engagement physique complet, qui ne peuvent s’adresser qu’à une tranche d’âge réduite, entre 18 et 25 ans, parfois un peu plus. Avec le renouveau du ju-jitsu, de nombreux clubs se sont dotés de sections orientées, dans ce sens où la pratique du Judo se veut avant tout application pratique, en situation de défense ; leur succès est certain, également au niveau féminin. De nombreuses femmes pratiquent également le Judo, avec efficacité, parfois en championnats. Quand au Judoka du troisième âge, à condition de s’entourer de quelques précautions élémentaires (sa colonne vertébrale, notamment, ne supportant plus les mêmes traitements qu’autrefois), il poursuivra l’étude du Judo à son rythme, assimilant peut-être davantage les lois d’un art où l’ardeur juvénile à trop tendance à remplacer harmonie du geste par puissance musculaire. Il approfondira surtout les Kata, encore que, de plus en plus de jeunes désormais s’intéressent de près aux formes techniques classiques autrefois codifiées par Jigoro Kano. Ce qui prouve bien que si le Judo de compétition est, pour les Fédérations, le fer de lance d’une politique de développement, il n’est que la partie la plus visible d’un mouvement plus puissant encore, intéressant une foule d’enfants, d’hommes et de femmes surtout séduit par le Judo-art de vivre : la véritable vocation que lui avait trouvée Jigoro Kano Shihan. Aujourd’hui, dans la « Voie de la souplesse » sous ses diverses formes d’expression, la force des valeurs fondamentales du Judo traditionnel.
Toutes les sociétés du monde ont connu leurs arts martiaux, avec ou sans armes, mais ces techniques martiales sont souvent tombés dans l’oubli. Dans toutes les techniques martiales actuellement connues, les apports ont été d’origines multiples, mais leur codification définitive reste le fait du peuple qui en a gardé le souvenir et les a fait connaître. En ce sens elles peuvent, comme c’est le cas pour le Judo, devenir un véritable véhicule culturel.
Références : « Judo pratique » T.Inogai, R. Habersetzer, éditions amphora.
« Le Jujitsu Kano ou de l’origine du Judo » Katsuma Higashi et Irving Hancock, Budo éditions.
« Encyclopédie des arts martiaux de l’extrême orient », Gabrielle et Roland Habersetzer, éditions amphora.